chroniquesdurien

Saturday, June 14, 2008

005 - Un court instant sur Terre - Le Crocodile

Le Crocodile entend un claquement suivi d'un froissement.
Le Crocodile ouvre un œil.
Ce qu'il voit l'incite à ouvrir le second.
Il regrette de n'avoir pas plus d'yeux.
Des milliers d'yeux.
Encore plus.
Elle est là.
Précédée d'un claquement de talons, d'un froissement de tissu, elle s'est encadrée dans la porte de l'épicerie-bazar.
A contre-jour, ses jambes se découpent avec la précision d'un tracé de graveur.
La lumière de la rue vacarmeuse et querelleuse traverse sa robe et ondoyant jusqu'aux nombreux yeux du Crocodile, les emplit de joie. Elle hésite un court instant sur le seuil, fouillant du regard le fond de la boutique, cherchant peut-être dans le désordre des sacs, des dames-jeannes et des bidons, le trône du Bouddha, le marigot du Crocodile… Il est sûr qu'elle ne pouvait le voir mais il est sûr également qu'elle a l'intuition qu'il est là ; était-elle de ces gens qui regardent leur intuition comme bien plus grande que leurs certitudes ?
Le festin dure encore le temps que sa voix de castrat s'élève pour commander au commis deux ou trois petites choses. Puis s'en va sans un seul mot.
Les yeux repus, les paupières du Crocodile s'abaissent comme les portes blindées d'une banque centrale, l'abstrayant du monde. De ce monde dont ne lui provenait que cette seule et unique trace de beauté ; il s'en rassasie.
Et sa carcasse gélatineuse cesse de trembler et s'affale plus profondément.

004 - Un court instant sur Terre - Double-Mètre

Le hurlement de la sirène emplit l'air poudreux des quais à céréales, imbibant chaque cordage et sonnant chaque boulon des grues géantes qui somnolaient. Double-Mètre ceignit sa ceinture de force en cuir épais — toute neuve — et déploya doucement sa carcasse. Il envoya valdinguer dans l'eau sale la boîte de sardines qu'il venait de vider à la régalade dans sa grande gueule vorace. Il s'étira, les bras largement jetés au ciel, les mains au vent qu'il sentait malgré ses cals. Une nappe de soleil se glissa jusqu'à lui, baignant sa face, faisant luire sa couenne. Il resta là, tranquille ; des myriades de vies montaient de ses entrailles gavées ; chacune ajoutant sa puissance à la sienne…
Deuxième appel de la sirène exhortant les retardataires à reprendre leur peine.
Double-Mètre prit une profonde inspiration, gonfla ses joues comme ce Nègre génial qui jouait de la trompette l'autre soir et jeta de toutes ses forces une réponse à la sirène : « Je t'emmerrrrddddde !!!! »

003 - Un court instant sur Terre - Le maquereau

Des trois hommes qui le tabassaient, le plus petit était le plus redoutable. Ses coups mesurés, calculés, dosés à la perfection, portaient et faisaient bien plus mal que les bourrades et tapes brouillonnes des deux autres. Il avait eu bien le temps de les jauger à l'intérieur du bar et d'instinct s'était le plus méfié du petit. Les deux balourds qui l'accompagnaient pesaient peu et n'exhalaient aucune odeur de danger.
Il frappait méthodiquement comme si chacun de ses coups désignait à une invisible assistance de carabins un détail d'anatomie. Nulle haine dans ses yeux. Nul effort dans ses gestes et le souffle calme. Le passage à tabac parfait.
Si ce n'était lui qui se faisait massacrer, il eût applaudi en connaisseur. Depuis qu'il vivait de pain de fesse, il avait appris, lui aussi, à cogner. Cogner ses gagneuses pour les tenir à sa pogne. Les mettre au turf et les traire jusqu'à la dernière goutte. Fallait cogner. A l'ancienne.
Un dernier coup. Il s'abattit sur le trottoir comme une chiffe. Son oeil droit était déjà fermé. Son oeil gauche lui renvoya les détails effrayants des pavés qui couraient jusqu'au boulevard. Le monde comme il ne l'avait jamais vu. Puis rien. Seulement le froid qui le gagnait et le claquement monotone et las des talons aiguille d'une pute qui arpentait le trottoir. Là-bas. Si loin.

Friday, June 13, 2008

002 - Un court instant sur Terre - Nadia

Nadia a des nattes et sept ans. Elle joue à la marelle. Elle sautille et ses membres grêles manquent se briser à chaque instant.
Ici, le Ciel.
Là-bas, l'Enfer.
Entre les deux les chiffres jouant le monde aux dés.
Elle saute sur le Un.
Irai-je au Deux.
Au Trois ?
Sur un pied. Sur deux.
Ses plantes nues claquent sur les dalles froides et encore mouillées de la pluie d'hier et puis de celle de ce matin et de celle de tout à l'heure quand, retour de l'école trempée et affamée, elle resta néanmoins sur le seuil de la maison. Au dedans, des cris, des pleurs ; sa mère ; « Maman sale » ; « Maman laide ».
Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf… Le Ciel. L'Enfer.
Nadia va à l'école. Elle sait lire. Ecrire. Elle aime le un, le deux, le trois, le quatre, le cinq, le six, le sept, le huit et le neuf.
Demain je tracerai une belle marelle bien droite.
Une marelle bien vraie ; aussi vraie que le un, le deux, le trois, le quatre, le cinq, le six, le sept, le huit, le neuf.

001 - Un court instant sur Terre - Le juge

Rond et rose.
Boudiné dans un costume bleu nuit, tout ce qui dépassait de sa personne était rose.
Un ludion.
C'est ça : un ludion, le mot lui était revenu.
Il regardait le juge. Le staccato de la machine à écrire du greffier, l'odeur de chien mouillé que dégageait la vareuse du gendarme derrière lui, le brouhaha dans les couloirs sombres du Palais de justice, les mauvaises chaussures qui lui faisaient un mal de bête aux orteils, rien ne parvenait à le distraire de la vue de ce bonhomme en pâte d'amande rose.
Mon juge !
Un ludion rose. Un cochon rose.
Si je le posais sur une cheminée, qui s'offusquerait, qui s'étonnerait de me voir lui glisser des pièces de monnaie dans le cul ?
Une tirelire.
Si j'avais eu une tirelire ou un ludion quand j'étais petit, je ne serais pas là.
Mais je suis là, face à mon juge-cochon-tirelire-ludion.
Faut-il donc en commettre des crimes affreux pour enfin avoir, sur le tard, sa propre tirelire, son ludion à soi ?
Arriver trop tard à tout.
Ne parvenir à rien.
Peut-être à peine lui fourrer des pièces de monnaie dans le cul. Des pièces, je n'en ai pas.
Il se retourna, tendit sa main menottée au gendarme et lui demanda une pièce de monnaie.